Allongée ...
Anne Chiffon s'était allongée le front brûlant bien décidée à ne pas lutter , à laisser son esprit s'emballer au gré de ses accés de fièvre .
S'abandonner , glisser , sombrer jusqu'au fond d'elle même et ne rien retenir .
Le médecin était passé et seul le repos s'imposait alors , comme un hiver imprévu à son corps malade et à son esprit fièvreux .
Les yeux clos elle se préparait à tout acceuillir , receuillir les images et les pensées les plus insensées quand le téléphone se mit à rompre le silence immobile de sa chambre aux volets tirés .
Plus inattendue que cette voix au bout du fil était pour elle totalement improbable une seconde , une heure , un mois , dix ans avant même que ne retentisse la première sonnerie .
Assise au milieu des coussins , les tempes battantes et le souffle coupé elle écouta sans un mot l'homme à la voix posée la guider vers son passé .
Alors qu'avec constance il l'emmenait vers leurs souvenirs communs , elle avala une gorgée de thé citronné et picora les miettes d'un macaron écrasé par la patte de mademoiselle Loulou . Juste suspendre son écoute pour prendre des forces et le suivre rassasiée , abreuvée . La voix tendre et sonore semblait se répandre autour d'elle comme une étole de cachemire enveloppante , elle laissa la voix caresser ses douleurs et ses chagrins , les apaiser . Son souffle prit le rythme de cette cascade de douceurs , rien ne pouvait ralentir le chant mélodieux de celui qui lui parlait sans retour , tant de délicatesse aprés toute la violence . Tant d'acidité endormie soudain par ce déferlement sucré ...
Ce ne pouvait être que lui , elle n'aurait jamais au delà de sa vie oublié ce jeune homme d'autrefois , d'un passé pourtant pas si loin que la vie avait séparé : Rodolphe !!!
Ensemble ils allaient s'enivrer à l'Opéra de symphonies , portaient des Loden et des écharpes de cachemire , ensemble ils courraient sur les bords de Loire s'inventant un monde imaginaire , un monde sans laideur , juste pour eux , juste une confidence , ils rêvaient d'un soleil printanier en hiver et d'automnes lumineux sans givre et sans frissons . Ils se parlaient des heures assis dans le creux d'un vallon à l'abri des promeneurs , il lissait entre ses mains ses cheveux ondulés et lui chantait des proses insouciantes . Sur le pont des arts ils se sont inventés mille retrouvailles de cinéma , romantiques , libres ....
Rodolphe qui avait aujourd'hui plus de quarante ans ...et sept années .
Les mots n'avaient pas changé , la voix était sans doute plus profonde . Elle la trouva apaisante ...Et s'y engouffra plus fièvreuse encore . Trente ans les avaient séparés ...
Trente ans à rattraper , trente ans à se raconter , et elle sans un mot , interdite .
Mademoiselle Loulou se glissa contre sa joue et le ronronnement prit le pas sur son silence ...Rodolphe ? Où était t'il ? D'où pouvait t'il l'appeler ? Elle le savait depuis longtemps parti de part le monde , parfois elle l'avait aperçu dans un journal ; accompagnant sa femme à une soirée de charité , un autre monde que le sien , que les ruines sur lesquelles elle tremblait chaque matin . Ensemble ils avaient construit un monde qui n'était alors que le miroir de leur esthétisme enflammé . Rien ne pouvait et ne pourrait les atteindre . Pas de violence , pas de guerre , pas de maladie , pas de mort , pas de colère , pas de disgrâce , pas de peur , pas de malheur dans leur monde , ce monde qu'ils s'étaient inventé et qu'ils pensaient éternel . Tout n'est qu'éternité quand on a dix sept ans ...( à suivre ...) Anne Chiffon